Politique

J’ai eu le temps d’envisager notre mort collective

L’histoire de Sarakawa telle qu’elle s’est passée en cette journée du 24 Janvier 1974 a été contée vendredi par l’un des rares survivants du crash du DC3 présidentiel, le pasteur François Roux. Il était dans l’avion en compagnie du président Gnassingbé Eyadema qui l’avait invité à se rendre au nord du Togo. Lors des cérémonies marquant le 40e anniversaire du crash, il a livré un témoignage poignant sur cet événement. ‘J’ai eu le temps d’envisager notre mort collective et je l’avais naturellement imaginée dans un immense brasier, sans espoir d’en réchapper pour personne’, dira-t-il.

Voici le témoignage du pasteur François Roux

Dans un fracas épouvantable, le D.C.3 termine sa course en pleine brousse, un bon kilomètre avant  la piste de fortune où il était attendu. Il est 15 heures 37. Nous sommes le 24 Janvier 1974. L’avion est réputé increvable. La veille, invité au Palais du Gouvernement, le Président EYADEMA  m’avait averti de ce vol devant nous emmener au Nord du pays. Il redescendrait par avion et avec mon épouse, je devais revenir en voiture par étapes pour rencontrer des responsables de jeunesse dans les différentes circonscriptions administratives d’alors. 

L’Attaché militaire français auprès de la présidence togolaise nous invitait à déjeuner chez lui pour nous accompagner à l’aérodrome et nous y présenter en vue d’un vol prévu à 14 heures  précises. Une  visite inattendue nous mis en retard et lorsque nous arrivons au pied du D.C.3 de l’armée de l’air togolaise, celui-ci est fermé et le pilote ouvre sa vitre latérale pour échanger quelques mots avec Delaire. 

Je ne connais pas encore le TOGO mais je sens que nous approchons lorsque nous survolons à faible altitude la ville de KARA au dessus de laquelle le pilote effectue un virage à gauche pour se diriger vers le lieu-dit SARAKAWA, où nous devons atterrir. 

 L’avion fait deux ou trois battements d’aile en signe d’accueil au moment où il survole la piste au bout de laquelle sont groupés quelques officiels venus accueillir le chef de l’état et sa suite. Puis il amorce aussitôt un virage sur l’aile vers sa gauche pour remonter la piste avant d’effectuer le dernier demi tour le mettant dans l’axe de la descente. Ce premier virage est fait de manière si brusque que je renonce à filmer l’arrivée. 

Dans la remontée de la piste, l’avion s’étant remis à plat, je sens la remise des gaz. Nous dépassons la fin de la piste que j’ai maintenant sur ma droite et, aussi brusquement que la première fois, le pilote opère un nouveau virage sur sa gauche, pour prendre l’axe et entamer la dernière descente. Instinctivement, en posant ma caméra au moment du premier virage à 90°, j’avais resserré très fort ma ceinture qui était restée négligemment attachée depuis le départ. Cependant, l’ambiance est fort détendue à bord et personne ne se doute que l’impensable va se produire dans la minute qui suit. 

L’ordonnance du président, que tout le monde appelait «  de Gaulle », vue sa grande taille, avait servi une bouteille de B.B. à chacun, la fameuse Bière du Bénin et nous la tenons encore à la main en discutant de tout et de rien. 

Le président me disait qu’il allait me montrer chez lui le document transpercé d’une balle qu’un de ses gardes lui avait tiré dessus au moment où il le passait en revue. Premier d’une longue série d’attentats. Je suis à ce moment là très fortement incliné vers le hublot et j’ai sous les yeux l’extrémité de l’aile gauche de l’appareil. Le virage, cette fois est de 180°. Un sentiment de doute s’installe doucement en moi, je dis doucement, par contraste avec la brusque accélération qui se produit ensuite. C’est que j’ai l’impression que le pilote ne redresse pas l’appareil comme je m’y attends normalement. 

Ce sentiment se trouve brutalement confirmé par notre approche soudaine du sol, puisque nous avons amorcé la descente, dans une courbe qui n’en finit plus. Je tourne la tête au maximum sur ma droite, vers l’avant, pour voir où le pilote nous emmène ? 

Au dernier moment, dans une même vision, ce n’est plus nous qui allons vers le sol, mais le sol qui arrive sur nous. 

Je veux prévenir les autres, si proche de moi dans l’espace clôt de la carlingue, mais si loin de mon effroi, tout à leur conversation, et à leur sentiment de sécurité qu’ils auront gardé jusqu’au bout. Ma tête, que je tourne aussi vite qu’on tourne une tête, interrompt sa rotation à mi-course. Je n’ai même pas pu arriver à dévisager ma femme, pourtant assise à mes côtes. 

Inexorablement, le temps n’ayant pas suspendu son vol ni l’appareil sa progression, la roue gauche heurte le sol à son tour. Mon bras droit est violemment projeté en avant, propulsant mon avant bras par un effet de levier, le poignet s’écrasant sur mon arcade sourcilière gauche. La lourde masse de l’appareil a perdu tout effet d’apesanteur. Un vacarme indescriptible, mêlé d’une poussière rouge et accompagné d’un tohu-bohu d’apocalypse occupe tous mes sens. Et puis plus rien. Plus rien qu’un silence de mort. 

J’ai donc eu le temps d’envisager notre mort collective et je l’avais naturellement imaginée dans un immense brasier, sans espoir d’en réchapper pour personne. Le sentiment de solidarité dans la mort avait été aussi total que cette dernière avait été candidement acceptée. De ce silence de mort, je prends tout doucement conscience tout d’abord en ressentant un endolorissement généralisé. 

Et ce silence persistant, étouffant, d’une neutralité impitoyable. Pas le moindre soupir, aucune plainte ni gémissement qui pourrait me suggérer une présence de vie, d’une autre vie que la mienne que je viens de récupérer. Dans mon état semi comateux, je réapprends les gestes élémentaires, faisant l’inventaire de ce qui veut bien fonctionner. Voilà, je suis vivant, mais aveugle. Etre en vie m’est tellement agréable que je m’accommode fort bien, pour l’instant, de la perte de la vue. Donc je suis en vie. Tout va très vite maintenant. 

A quatre pattes, et avec mille précautions je me dirige vers une vague lueur qui filtre à travers ma paupière droite. Je suis enfin dehors. Pour le coup, je me redresse et c’est là que je prends conscience des fortes vapeurs d’essence. Voilà, l’avion n’a pas explosé dans le choc, mais cela ne saurait tarder. 

Vite, il faut faire vite maintenant. Je retourne donc vers la déchirure d’où je suis sorti et, bien sûr, je tombe sur le ministre Yaya MALOU qui était en face de moi pendant le vol. Cet excellent homme avait été l’élève de mon père au collège protestant de LOME dans les années 50 et j’avais souvent entendu parler de lui. Il était ministre de l’Education Nationale. Je l’avais d’ailleurs rencontré au cours d’un repas à Paris à l’invitation du président. Il est prostré sur son siège, immobile et silencieux. Comme les autres, il ne s’est aperçu de rien, n’a rien vu, rien entendu, rien senti. 

En passant devant le nez du D.C.3, pauvre carcasse déchiquetée mais encore en forme, j’aperçois le corps du Commandant Delaire pendant hors du pare brise, la tête en bas, les jambes restées coincées dans les débris du cockpit. 

Cet honnête homme était mort sur le coup, propulsé à travers le pare-brise, en glissant sur les corps des pilotes eux-mêmes décédés et restés coincés dans leur tableau de bord. Le commandant avait en effet effectué le vol dans la cabine de pilotage, venant de temps à autres nous informer de l’avancement de notre progression. 

A nouveau à quatre pattes, j’avance au milieu d’un amas de valises, sacs, armes de tous calibres ; je repousse une cantine et je dégage un dossier de siège plié vers l’avant. La voix d’Eyadema se fait entendre : «  qu’est-ce qui arrive ? «. Je lui dis que nous venions d’avoir un accident. Il se redresse, dégrafe sa ceinture et disparait un moment à grandes enjambées dans la végétation. 

Je retourne aussitôt rechercher le ministre Alidou Djafalo, Colonel de Gendarmerie et ministre de la santé. Il était aux côtés du président pendant le vol Il se plaint de l’épaule. 

Je vois également un militaire de l’escorte, se dégageant de l’épave et demandant : le Patron, le Patron, où est le Patron ? 

C’est à ce moment seulement qu’arrivent en pleurant les quelques personnes qui devaient accueillir le Président Eyadema à son arrivée. Ils avaient vu l’avion les survoler, remonter la piste, faire son demi-tour et soudain un grand bruit de ferraille fracassant les arbres et arbustes, raclant le sol caillouteux dans un formidable nuage de poussière un kilomètre en contrebas. 

Le temps de passer de l’agréable bavardage à la stupeur absolue, nos quelques notables locaux, dont le regretté AMEHI, prennent leurs véhicules et rejoignent le lieu de la catastrophe par la piste enherbée puis à travers quelques dizaines de mètres de broussaille, demandant à leur tour : le Président, où est le Président ?, le croyant mort étant donné le silence absolu enveloppant la sinistre scène. 

Eyadema revient soudain de sa promenade de santé, le visage ensanglanté et boitillant, ayant une blessure à la cheville : Pourquoi pleurez-vous ? leur demande-t-il dans un langage messianique. Je suis là ! Puis après avoir pris les nouvelles et donner ses ordres pour la recherche d’éventuels survivants, il demande qu’on le conduise à PYA, son village natal, distant de quelques kms, refusant d’aller à l’hôpital de KARA. 

Dès son départ, je laisse les officiels faire leur travail et je me remets à la recherche de ma femme. Bientôt, j’apprends que tout le monde a été identifié. Il y a quatre morts sur le coup. Trois autres personnes décèderont dans les heures ou la semaine qui suivent. 

Mais seule Catherine manque à l’appel. Les militaires ont retrouvé et extirpé de l’épave tous leurs amis, mais de femme blanche, point. Je suis surpris de ne l’avoir pas vu au niveau des ministres et du président, mais à force de progresser à tâtons dans ces débris informes où tout a valsé dans tous les sens au moment du choc tourbillonnaire, je ne sais plus où est l’avant, l’arrière ou les côtés. 

A un moment, je crois distinguer l’allée centrale, tous les sièges n’ayant pas été arrachés. Je remonte dans un sens et c’est à quatre pattes que je me trouve « nez à nez » avec Catherine qui est prostrée, tête pantelante baissée, dos complètement avachi ne me montrant que le dessus du crâne. Avec mille précautions et plein d’appréhension quant au résultat de mon geste, je lui repousse très légèrement l’épaule gauche en arrière. Cela lui arrache un soupir, puis la lancinante question : qu’est-ce qu’il arrive ? Je lui donne la même évidente réponse qu’aux autres. Comme eux, elle ne s’est aperçue de rien, et attendait dans un état de choc, inanimée, sans réaction. Aussitôt elle a une pensée pour Delaire, la seule personne qu’elle connait un peu à bord. 

Petit à petit, par un miracle comme seule la brousse africaine peut en produire, tout le monde est évacué vers l’hôpital de KARA. Triste spectacle ! 

Dans la nuit, des délégations se succèdent, venues par la route de Lomé, la nouvelle de l’accident s’étant répandue comme une traînée de poudre. D’abord messieurs LACLE et MIVEDOR, deux barons du régime, puis quelques fortes «  Nanas-Benz «, ces riches négociantes en tissus, régnant en maître sur le grand marché de Lomé et le commerce en général. Les uns et les autres ne font que passer, leur intérêt principal se portant sur le Président Eyadéma. Nous les dirigeons vers Pya. 

Voilà l’histoire de Sarakawa telle qu’elle s’est passée en cette journée du 24 Janvier 1974. 

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