Diplomatie

Une volonté d’émancipation

L’Afrique n’a pratiquement aucun impact sur l’ordre mondial actuel alors qu’elle subit très drastiquement les conséquences des perturbations de la société internationale. 

Robert Dussey © republicoftogo.com

L’Afrique n’a pratiquement aucun impact sur l’ordre mondial actuel alors qu’elle subit très drastiquement les conséquences des perturbations de la société internationale. Constat dressé par le chef de la diplomatie togolaise, Robert Dussey, dans une tribune publiée par le quotidien genevois Le Temps.

‘Les grandes puissances veulent réduire l’Afrique à une entité purement instrumentale au service de leurs causes et ne veulent visiblement pas que le continent puisse jouer un rôle important, voire un des rôles principaux dans le monde’, affirme M. Dussey. Critique non voilée à l’endroit de l’Occident.

L’Afrique actuelle n’est plus celle des années 1945 encore moins des années 1960, écrit l’officiel togolais.

Un sentiment exacerbé avec l’apparition de deux blocs d’influence en Afrique. Les partenaires politiques et financiers traditionnels du contient, Union européenne et Etats-Unis et de nouveaux acteurs comme la Chine, la Turquie, l’Inde et, bien sûr, la Russie.

L’opinion exprimée par Robert Dussey est partagée par de nombreux dirigeants africains et aussi encouragée par certains leaders étrangers qui y voient là une opportunité de ravir la place aux partenaires historiques en jouant sur le concept géopolitique de monde multipolaire.

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Voici la tribune publiée par Robert Dussey

Le rôle assigné à l'Afrique depuis le début de la guerre en Ukraine est évocateur de l'image qu'ont encore les grandes puissances de notre continent : leur zone d'influence. 

L’Afrique n’a pratiquement aucun impact sur l’ordre mondial actuel alors qu’elle subit très drastiquement les conséquences des perturbations de la société internationale. Elle ne revêt un intérêt aux yeux des grandes puissances que lorsqu'elles se retrouvent en difficulté. 

Avant de se préoccuper du positionnement de l’Afrique dans le conflit ukrainien, il faut se préoccuper d’abord de la place que l’Afrique occupe sur la scène du monde. 

Aujourd’hui, l'Afrique n'occupe pas la place qu'elle devrait tenir sur la scène internationale. 

Pour preuve, dans toutes les discussions relatives au conflit russo-ukrainien, l'Afrique a été mise à l'écart alors même qu'elle subit de plein fouet les conséquences de cette crise qui affecte gravement la sécurité alimentaire du continent. 

Pour de nombreuses grandes puissances, le continent africain n'a pas de rôle à jouer en tant qu’acteur  "majeur" au sens kantien du terme sur la scène internationale. 

Elles pensent habiter le même monde alors que le monde a profondément changé. 

Quand les Nations Unies ont été créées en 1945, hormis le Libéria et l'Ethiopie, les pays d'Afrique n'étaient pas encore indépendants. 

Après 77 ans, c’est le même système international qui perdure du fait de la volonté des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité à savoir la Chine, les Etats-Unis, la Russie, la France et le Royaume Uni. 

Bien que le projet d’intégration africaine soit toujours en chantier, un consensus s’était depuis dégagé entre les Etats africains au niveau de l’Union africaine sur la nécessite pour le continent d’obtenir deux places de représentants permanents au sein du Conseil de sécurité, en plus des deux places de membres non permanents réservées aux Etats africains. 

Malgré ce consensus général des quasi 54 Etats membres, les réticences des membres du "P5" à voir l'Afrique occupée cette place ne font aucun doute. 

La voix de l'Afrique ne semble malheureusement pas être entendue, car certains ne veulent tout simplement pas que l'Afrique soit un continent fort. 

Les grandes puissances veulent réduire l’Afrique à une entité purement instrumentale au service de leurs causes et ne veulent visiblement pas que le continent puisse jouer un rôle important, voire un des rôles principaux dans le monde. 

Ils s’efforcent le plus souvent à amener les africains à adhérer à leur "narratif" et, in fine, les africains servent utilement à soutenir un camp contre un autre. 

Quand il s'agit de voter une résolution au Conseil de Sécurité, nous sommes activement sollicités d'un côté comme de l'autre. L'Afrique est alors très courtisée, voire même mise sous pression par certains de ses pays partenaires.

Ces états d’esprits et agissements qui relèvent d’une autre époque s’expriment dans un contexte historique où l'Afrique a pris conscience de sa responsabilité propre et parle de plus en plus d'une seule et même voix. 

Les fractures de l'époque coloniale entre une Afrique dite francophone et l’autre anglophone se sont amenuisées, tout comme les idéologies post-guerre froides qui ont dominé toute la deuxième partie du XXe  siècle. 

L’Afrique actuelle n’est plus celle des années 1945, encore moins des années 1960. Nous avons aujourd'hui en Afrique une multitude de nouveaux partenaires telles que la Chine et la Turquie qui font partie intégrante de la nouvelle géopolitique internationale bien loin de des deux blocs antagonistes qui ont structuré le monde d’après-guerre du XXe siècle. 

Le monde s’est décentré pour devenir multipolaire. 

Pour paraphraser Blaise Pascal, le monde est devenu un tout dont le centre est à la fois partout et nulle part. Et l'Afrique ne peut et ne veut plus être les wagons d'une seule et même locomotive.  

Beaucoup de pays africains ne se sentent plus aujourd'hui trop liés – au sens d’embrigadement – par l'histoire coloniale et se montrent très enthousiastes à travailler avec de nouveaux partenaires. 

L'ensemble de ces changements liés à l’Histoire elle-même dont l’essence est d’être "perpétuel devenir", mais aussi à la volonté manifeste de changement de paradigme sur la scène de la coopération en Afrique devrait amener les grandes puissances à un changement de logiciel si elles veulent  continuer de travailler avec les africains. 

Il y a un défi de changement de mentalité et de comportement chez nos partenaires qui viennent chacun, sans exception, en Afrique, avec des agendas avant tout dictés par leurs propres intérêts. 

Pour l'Occident tout comme pour l'Est, je ne crois pas que les mots "partenariat" ou "alliés" soient toujours bien compris, quand il s’agit de l’Afrique. 

Pour avoir pris part à plusieurs rencontres organisées par l’Afrique et ses partenaires extérieurs ces dernières années et avoir été le négociateur en chef des Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique dans le cadre des négociations post-Cotonou avec l’Union européenne, je pense qu’il y a une constance que tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique ne doivent pas perdre de vue : l’Afrique attend à plus d’égalité, de respect, d’équité et de justice dans ses relations et partenariats avec le reste du monde, avec les grandes puissances quelles qu'elles soient. 

Aujourd'hui les africains veulent être de vrais partenaires du reste du monde. 

Dans le concert des nations, il faut que l’Afrique soit écoutée pour que le dialogue ait un sens. 

Le déficit d’écoute pervertit le sens du dialogue qui se transforme en une juxtaposition de monologues et de raisons partiales, parfois sous le couvert un pseudo-multilatéralisme dont le danger réside dans la distorsion de la relation. 

Or, dans le monde qui est le nôtre, ce n’est qu’en mettant ensemble nos intelligences que nous pouvons nous mettre d’accord sur les objectifs à réaliser en ensemble.   

Bien que les problématiques essentielles de notre temps demeurent les mêmes, l’appréhension des mêmes problématiques diverge selon qu’on parle du Nord ou du Sud. Sur les grandes problématiques internationales, écouter les voix africaines ne peut pas être une simple variable d’ajustement. 

L’Afrique n’a pas certes les mêmes mégaphones comme les grandes puissances du monde, mais la voix de l’Afrique compte et doit compter si l’on veut avoir l’Afrique comme partenaire sur les grands sujets internationaux. 

Au demeurant, l'Afrique attend un vrai partenariat et nos alliés doivent faire un effort pour accepter l'esprit d'un tel partenariat. Nos alliés ne peuvent pas à chaque fois attendre un soutien inconditionnel du continent. 

L’Afrique veut coopérer avec ses alliés sur la base de ses intérêts bien compris. 

Pour ce faire, nos partenaires doivent se défaire des imaginaires qui sont en grande partie forgés aux XIXe et XXe siècles et qui sont en dissonance manifeste avec le XXIe siècle, siècle où les défis nationaux ou régionaux ont des implications globales et les défis mondiaux des déclinaisons et ramifications régionales, nationales, voire locales. 

Les répercussions et les perturbations économiques actuelles à l’échelle internationale, résultats directs du retour de la guerre en Europe, constituent une belle illustration.  

© Le Temps

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