Idées

Une sortie à risque

La sortie du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la Cédéao engendrera forcément d’importants coûts économiques et sociaux.

Du point de vue de la rationalité économique, il aurait été plus bénéfique pour les pays membres de l’AES de maintenir l’abandon de leur souveraineté monétaire dans le cadre de la Cédéao © republicoftogo.com

Depuis l’annonce de quitter la Cédéao, faite le 28 janvier 2024, par l’Association des États du Sahel (AES) créée le 16 septembre 2023 et constituée par le Burkina Faso, le Mali et le Niger qui ont décidé d’en faire une zone monétaire avec, naturellement, sa propre monnaie, le débat sur le sujet, souvent vif voire passionné, prend de plus en plus d’ampleur, dans les journaux, sur internet et sur les réseaux sociaux.

Chaque pays disposant pleinement de sa souveraineté nationale, il n’y a pas de raison, pour moi, de débattre de la décision politique prise par les autorités des trois pays concernés. 

Toutefois, la théorie monétaire préconise qu’il y a plus de bénéfices, pour des pays, à avoir une monnaie commune, dans le cadre d’une zone monétaire, qu’à conserver individuellement leurs propres monnaies ; partant, je me contenterais de faire ici, une analyse purement économique, en mettant en exergue, les avantages et les inconvénients de la formation de la zone monétaire AES, sortie des entrailles de la future zone monétaire CEDEAO.

Comme toute zone monétaire, l’AES est supposée procurer à ses pays membres, les avantages identifiés par les théories de la zone monétaire optimale (Robert Mundell, 1961 ; Ingram, 1962 ; McKinnon,1963 ; Kenen, 1969) et de la zone monétaire optimale endogène( Frankel and Rose, 1999, 2000, 2002 ; Corsetti and Pesenti,2002 ; Skudenly, 2003 ; Engel and Rogers, 2004 ; De Grauwe and Fontagné, 2005) : mobilité des facteurs travail et capital, flexibilité  des prix et du taux de salaire, renforcement de l’intra commerce, diversification de la production, intégration financière, intégration fiscale, efficacité et crédibilité de politique monétaire, crédibilité et efficacité de la monnaie, accroissement de la valeur de la monnaie, corrélation et variation des chocs, synchronisation des cycles économiques, efficacité des ajustements de taux de change, similarité de taux d’inflation, international risk-sharing, etc.

Le problème, c’est que tous les bénéfices énumérés ci-avant, qui sont réels, seront les mêmes que ceux dont les trois pays bénéficiaient quand ils étaient membres de la Cédéao, avec l’inconvénient majeur qu’ils seraient nettement moins importants ; l’espace économique ayant été réduit (de 15 pays à 3 pays), forcément ces avantages, en termes de quantité et de qualité, seraient nettement moindres. 

Il en est ainsi du commerce intra AES, du commerce avec les ex-partenaires de la Cédéao, de la diversification, de l’international risk sharing, de la crédibilité et de l’efficacité de la monnaie, de l’efficacité de la politique monétaire, de l’efficacité des ajustements de taux de change, de l’intégration financière, pour ne reprendre que quelques-uns seulement. 

Du point de vue de la rationalité économique, il aurait été plus bénéfique pour les pays membres de l’AES de maintenir l’abandon de leur souveraineté monétaire dans le cadre de la Cédéao (nettement plus vaste) que dans celui de l’AES.

D’autres inconvénients, pour les pays de l’AES, non négligeables, se profilent à l’horizon ; on peut citer, par exemple, la probable réinstauration des droits de douanes avec les pays de la Cédéao et de l’UEMOA, puisque l’AES sort en même temps de la zone du franc CFA, par la création de sa propre monnaie. 

Certains analystes objecteront que la Zone de Libre Échange Continentale de l’Afrique (ZLECA), créée en 2018, résout le problème de libre circulation des biens et des personnes, dans toute l’Afrique ; mais, elle a du mal à fonctionner pour l’instant. Comme les autres organisations continentales africaines (avec des résultats mi-figue mi-raisin), rien ne garantit son succès demain.

Des commentateurs et des hommes politiques, non spécialistes d’économie, ont expliqué que le volume du commerce intra Cédéao étant faible (10% à 15% en 2022 et 2023, cf., publication du FMI et de la Banque Mondiale), les pays de l’AES ne perdraient pas grand-chose à sortir de cet espace économique. Cela est totalement erroné pour plusieurs raisons.

La première raison, c’est qu’au stade actuel de sous- développement des pays de la Cédéao (et de l’Afrique entière), principalement exportateurs de produits primaires, l’intra commerce ne peut pas être important, puisqu’il est constitué de matières premières destinées aux pays industriels : la Côte d’Ivoire ne peut vendre son café, son cacao, son anacarde, son manganèse  aux pays du Sahel et autres pays de la sous- région ; le Burkina , le Mali, le Bénin vendent la très large partie de leur production de coton hors de l’Afrique de l’Ouest ; le Niger, la Guinée et la Côte d’Ivoire ne peuvent vendre leurs uranium, bauxite, manganèse qu’en Occidents etc. 

Ce n’est pas la création de l’AES qui va changer, d’un coup de baguette magique, les structures actuelles des économies des pays africains ; ainsi, la nature (même le volume) de l’intra commerce AES restera identique en attendant l’industrialisation de ses pays membres.

La seconde raison concerne le commerce infra Cédéao (et de façon générale, intra Afrique) qui est principalement constitué de produits vivriers, de viande et autres produits alimentaires et des produits du secteur informel ; même si son volume est relativement faible, il reste vital pour les petits commerçants et les populations ; le réduire par la création de l’AES pourrait poser de sérieux problèmes aux populations des pays de la Cédéao, et nettement plus, à celles des pays de l’AES qui sont des pays enclavés, sans industrie réelle.

La troisième explication, c’est que la monnaie de l’AES prendra du temps à être crédible, et son usage engendrera des coûts en termes de «  coinage », de familiarisation des populations, de confiance et d’adaptation des différents agents économiques, de coûts de transactions, de change, et probablement de volatilité, même si l’on parvenait à la rendre convertible (ce qui n’est pas du tout évident) ; ainsi, les coûts seraient nettement plus importants  que les avantages sur le plan économique; comme l’on semble avoir créé l’AES contre l’Occident «  impérialiste », je ne vois vraiment pas comment les occidentaux  signeraient des accords de coopération monétaire pour rendre  sa monnaie convertible en dollar, en euro, en yen, les principales devises de paiement international, le dollar américain étant utilisé dans 65%, environ, des transactions internationales, malgré la création des DTS en 1969, de l’euro en 1999 et les gesticulations présentes du BRICS qui n’y changeront pas grand chose. 

A cet égard, j’ai entendu, sur RFI, un professeur africain d’économie dire que les pays de l’AES choisiront leur propre monnaie commune dans les transactions internationales ; c’est un point de vue totalement erroné. 

Notre professeur n’est certainement pas spécialiste de monnaie et n’est pas non plus familier aux transactions internationales ; en effet, dans les transactions commerciales et financières internationales, une très large proportion( 99% environ) est réalisée par le secteur privé, et les partenaires choisissent, de commun accord, les monnaies convertibles, stables et crédibles pour minimiser les coûts de transactions et autres risques ; La part de l’État dans ces transactions, constituée principalement d’achats d’armes et de biens d’équipement, et de transferts de fonds, est donc insignifiante. 

De plus, il est illusoire de croire que les pays souverainistes de l’AES seraient en mesure d’imposer leur monnaie commune, dans leurs achats de biens d’équipement aux fabricants occidentaux ou aux institutions de Bretton Woods et autres bailleurs de fonds, dans les versements de financements négociés ou les remboursements de dettes ; comme dans le privé, la monnaie de transaction est choisie par les deux partenaires voire imposée par le partenaire étranger  qui vend les  biens d’équipement ou prête des fonds;  le FMI et  la Banque mondiale font des allocations et des prêts en DTS, en dollar, en euro, de même que  les autres bailleurs de fonds qui ne prêtent et ne se font rembourser qu’en devises internationales. 

Or, pour l’instant, et pour longtemps encore, l’Occident et ses bailleurs de fonds sont, de très loin, les plus grands pourvoyeurs de capitaux privés et publics, au monde ; les usines de fabrication de biens d’équipement et d’armes de guerre et d’équipement, fournisseuses des armées africaines, sont implantées hors du continent africain ;

Sur le plan purement monétaire, le dollar américain demeure largement la monnaie de réserve dans les banques centrales du monde à 54,7%, contre l’euro à 18,3% et le yuan chinois à 2,39%. Par le mécanisme de substitution de devises, la politique monétaire menée par la Fed (la banque centrale américaine) a forcément des répercutions sur les économies des autres pays du système monétaire international. Mais, les États –Unis d’Amérique, avec un taux de croissance moyen entre 2% et 3% et le plein-emploi (2% à 4% de chômage), n’ont pas connu de situations inflationnistes, au cours des 30 dernières années, avec un taux d’inflation moyen autour de 2%. Ainsi, ils ont défié la Courbe de Phillips et n’ont pas « exporté » d’inflation.

Évidemment, l’AES est libre d’arrêter toute transaction commerciale et financière avec l’Occident « impérialiste » et de se tourner carrément vers les pays du BRICS; ce serait un choix politique relevant de la souveraineté de ses pays membres qu’il faut absolument respecter. Mais, un tel choix aurait des conséquences dévastatrices sur le plan économique et social, car la Russie est beaucoup plus pourvoyeuse d’armes de guerre que de fonds et de technologies, et la Chine qui investit beaucoup en Afrique semble y réinstaurer et accentuer l’échange inégal, et son corollaire, l’économie extravertie.

Je note que la sortie de la Guinée Conakry de la zone du franc CFA, après le fameux « non « du président Sékou Touré en 1958, et celle du Mali, en 1967, sous le président Modibo Kéita, de la même zone CFA (avant d’y revenir en 1984), ont provoqué des coûts d’opportunités incalculables dans les économies des deux pays. 

En tant qu’économiste, je ne juge pas les décisions politiques des autorités africaines ; j’ai simplement révélé ici, sommairement et de façon non exhaustive, les conséquences économiques auxquelles l’AES, tout naturellement, fera face.

De toute évidence, par référence à la théorie économique, le reste de la Cédéao subira également les conséquences négatives de même nature provoquées par la sortie de l’AES de ses entrailles. 

Mais, l’impact sera nettement moins important, car il représente une très large proportion de l’économie de la sous-région ouest africaine : en 2023, le PIB de l’AES s’est chiffré à 50,634 milliards de dollars américains (dont  17,873 milliards  pour le Burkina Faso, 18,191 milliards  pour le Mali et 14,570 milliards pour le Niger ), soit 7% du PIB de la CEDEAO ; le Nigeria, la Côte d’Ivoire  et le Ghana ont réalisé des PIB de 420 milliards de dollars, 77 milliards de dollars et 73 milliards de dollars américains, et détiennent 58%,   10,65%, 10,10%  du PIB de la Cédéao, respectivement. 

Avec un PIB total de 602 milliards de dollars américains, ces trois pays représentent, environ, 84 % du pays de la Cédéao (incluant l’AES) qui est de 722, 588 milliards de dollars, en 2023. 

Sortir de cette Cédéao dont ces trois pays restent membres, engendre forcément d’importants coûts économiques et sociaux.

______

Molière Djelhi Yahot

Docteur en Sciences Économiques

Ancien professeur d’Économie à l’ENA (Côte d’Ivoire)

Pour que ce site Web fonctionne correctement et pour améliorer votre expérience d'utilisateur, nous utilisons des cookies. Retrouvez plus d'informations dans notre Gestion des cookies.

  • Les cookies nécessaires activent les fonctionnalités de base. Le site Web ne peut pas fonctionner correctement sans ces cookies et ne peut être désactivé qu'en modifiant les préférences de votre navigateur.